J’ai pris le chemin de l’école, à 6 ans, dans les années cinquante. Comme nous étions nombreux dans la famille, je ne me souviens plus si ma mère m’a accompagné le premier jour. Je pense que oui. Elle l’avait déjà fait au moins cinq fois, et ne savait pas qu’elle aurait encore à le refaire plusieurs fois.

Cette école enseignait jusqu’à la classe de troisième, ce qui pour un enfant de cours préparatoire – on disait 11ème – représentait 9 années avant d’y arriver. Mais qu’est ce qu’on pourrait bien nous apprendre de si important qu’il faille y consacrer 9 ans ? Mystère total. L’idée qu’il faudrait encore continuer après cette classe de troisième ne nous effleurait même pas. Ni même la logique implacable du comptage à rebours pour atteindre la classe de première.

Mon père étant passé par cette école 35 ans plus tôt, il était évident que j’allais y apprendre les mêmes choses que lui. Toutes bien définies et progressives, sans surprise. Le tablier gris, la craie, l’ardoise et les billes, voilà les piliers mémoriels.

A cette époque là le monde changeait, ce qu’il ne cesse jamais de faire, mais à une vitesse encore imperceptible, et la tradition scolaire faisait étrangement ressembler l’éducation du fils à celle du père. A quelques découvertes près, qui passaient encore laborieusement la porte de l’école. 

Ce qu’il fallait apprendre ne faisait pas l’ombre d’un doute. Et l’utilité ne se discutait que dans le bureau inaccessible du directeur. L’enseignement était coffré entre les planches de la certitude et de l’évidence.

Le grec devenu spécialité des très bons élèves pouvait être évité, mais pas le latin, minimum indiscutable pour bien figurer dans le cercle des gens bien élevés.

La science et la technologie ne bousculaient pas trop brutalement les certitudes d’hier, et les auteurs classiques attiraient encore du monde dans les théâtres.

Nous ne savions que peu de choses sur ce qui se passait ailleurs, nos certitudes et nos habitudes ne vivaient que de légers soubresauts. On faisait encore sa communion.

Le journal ne savait pas encore qu’il allait être dépassé par le journal télévisé et lui même, tout ébloui par ses couleurs, qu’il serait terrassé par internet, puis par les réseaux sociaux.

Il y a 50 ans, le champ des connaissances était déjà très vaste, mais il semblait encore accessible aux esprits curieux, capable d’étudier et d’embrasser beaucoup de disciplines à la fois : la culture pouvait être encyclopédique et les professeurs éminents, c’est à dire bien au dessus du lot comme le dit ce mot.

Aujourd’hui l’éminence est réduite à une toute petite butte. 

Nous sommes tous devenus des méconnaissants. Le web a ouvert tellement de fenêtres, sur le passé, sur le présent, et sur le futur que nous sommes totalement désorientés par l’immensité de la bibliothèque mondiale qui continue de se développer sous notre clavier d’ordinateur en accélérant sans arrêt.

Ce que l’on sait par exemple de l’antiquité égyptienne est encore bien mince, ou plus encore sur l’origine de l’homme : les fouilles en cours dans le mystérieux chantier qu’est le cerveau humain en sont au stade de la maternelle. C’est vertigineux.

Ceci ne décourage pas d’apprendre, tout au contraire. Mais il nous faut gérer différemment notre disque dur mémoriel, dont on devine aisément que sa capacité ne va pas doubler tous les trois ans. 

Mettons pour être franchement optimistes que nous vivions tous 100 ans. Cela fait 36.500 jours. Retirons les 10 premières années d’apprentissage basiques et les 10 dernières années de perte d’envie d’apprendre, il nous reste 80 ans, soit 29.200 jours.

En retirant, pour l’instant, 8 heures de sommeil, cela nous laisse moins de 20.000 jours disponibles pour apprendre. Apprendre mais surtout retenir, ce qui ne va pas de soi.

L’équation de la connaissance est assez amusante à poser. 

Au numérateur nos 20.000 jours, convertis en temps d’apprentissage, temps de lecture, temps de conférences, théâtres, documentaires, débats télévisés, séminaires, recherches, rencontres inopinées, etc.… qui s’entrechoquent dans nos mémoires.

Au dénominateur, la somme algébrique de tout ce que l’humanité a découvert sur l’homme, la vie, le monde, la science, l’histoire, et l’univers. Une masse astronomique de connaissances.

Le ratio de cette équation ne cesse de diminuer. Nous apprenons de plus en plus, mais nous en savons de moins en moins. Nous oublions aussi de plus en plus, pour faire de la place à de nouvelles informations et connaissances qui surgissent des quatre coins de l’horizon. 

Portés par la technologie numérique et désorientés par le flot torrentiel d’informations que cette technologie rend disponibles, nous laissons nos mémoires en jachère ne sachant plus vraiment ce qu’il est utile de savoir. Paradoxe déroutant.

Au moyen âge et au premiers temps de l’université, selon les conclusions des chercheurs, les étudiants écoutaient leurs professeurs sans réel moyen de prendre des notes et étaient capables de restituer l’équivalent de 40 à 50 pages du cours entendu. 

Ils avaient donc une capacité de mémorisation extraordinaire. A une nuance près cependant, et fondamentale. Aucune autre influence extérieure ne venaient les distraire de leurs études et ils avaient effectivement l’esprit libre d’apprendre. Ce que disaient leurs maîtres n’était pas pollué par une multitude d’autres informations venues d’ailleurs, comme aujourd’hui. Leur espace disque n’était pas saturé.

Oui, nous sommes tous aujourd’hui des méconnaissants capables de dire des énormités par ignorance, car il nous est devenu strictement impossible de tout savoir. 

En dehors du champ de son expertise, l’éminent spécialiste apparaît aussi peu informé ou documenté que le commun des mortels et peut se faire piéger à tout moment, en flagrant délit de sottises.

Tel médecin hyper pointu en rhumatologie se fait prendre comme un bleu au jeu des placements financiers mirobolants. Tel écrivain est incapable de citer un nom de sportif champion olympique. Tel pilote de ligne ne sait comment fermer sa piscine pour l’hiver. Tel vigneron ne sait qui est ministre du commerce.

Tout le monde a oublié l’année où on a marché sur la lune, ou l’année du printemps de Prague. Qui était au pouvoir avant de Gaulle ? Combien sont les Mexicains ? Où la Seine prend sa source ? Qui a écrit l’Île au Trésor ? Qu’est ce qu’une once d’or ? Que veut dire échelle de Beaufort ?

Souvenez vous du succès phénoménal du Quid il y a 40 ans. Il permettait d’avoir presque réponse à tout en étant de la taille d’un dictionnaire courant. En le feuilletant nous découvrions que nous ne savions pas grand chose. Mais convaincus par le dicton « mieux vaut une tête bien faîte que bien pleine » des millions de famille ont eu leur exemplaire du Quid, dico de secours pour têtes de linottes.

Aujourd’hui un savoir faire très utile est de savoir énoncer sur un moteur de recherche les 3 premiers mots qui vont activer de manière décisive le petit diablotin qui va faire surgir de la boîte Internet les adresses tant recherchées.

Avec le web tout le monde dispose de la même bagnole : c’est la démocratisation la plus absolue : le communisme a l’état pur. 

Oui mais… certains ne savent et ne sauront jamais s’en servir. Le communisme de l’engin ne remplace pas l’intelligence de la main. Qui fait de la souris une formule 1 ou un escargot.

Nous sommes définitivement entrés dans l’ère de la connaissance à la carte. Nous trouvons et apprenons ce que nous avons décidé de chercher, de trouver, et de retenir. 

70 ans de sécurité sociale ayant fait de nous des santé-dépendants, accros à la vie éternelle, nous pouvons trouver sur le net cent fois plus d’infos que notre médecin traitant ne pourrait nous en donner en 50 ans de consultations.

Et c’est ainsi que le flair de la fouine terrasse la mémoire de l’éléphant.